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Alain Boissy, Directeur de recherche INRA, Directeur du Centre National de Référence pour le Bien-Etre Animal

07/11/2018

Monsieur le Secrétaire perpétuel,

Dans un "Point de vue d'Académiciens sur..." publié sur le site de l’Académie d’Agriculture de France et approuvé par les membres de la section Productions animales de ladite Académie, quatre académiciens font part de leur défiance vis-à-vis des synthèses scientifiques produites récemment par des collectifs d’experts de l’INRA et de l’ANSES concernant la conscience et le bien-être des animaux .

Ils s’interrogent en particulier sur l’introduction de « nouvelles notions (état mental, attentes) empruntées au vocabulaire qualifiant jusqu’ici l’humain ». Ils posent alors une série de questions, dont « Si l’on se limite aux animaux d’élevage, que signifie réellement la notion d’ ‘état… positif’ ? », « Peut-on caractériser objectivement un état mental et physique positif chez les espèces élevées ? », « Que signifie l’adjectif ‘positif’ ? », « Que signifie la restriction finale du concept de bien-être à la dimension mentale ? ». Dans le même temps, ils s’interrogent sur l’utilisation du vocabulaire emprunté à la psychologie humaine et en particulier sur la notion « d’attente » telle qu’elle est définie dans les synthèses de l’INRA et de l’ANSES comme un processus mental généré par l’anticipation d’un évènement, auquel l’animal va se référer pour évaluer la pertinence de la situation vécue.

Ayant contribué aux deux synthèses susnommées, je me permets au travers de ce courrier de tenter d’apporter des éléments de réponse à ces nombreuses questions en prenant appui sur la littérature scientifique. Ces publications dans des revues scientifiques reconnues par la communauté scientifique, rapportent des expériences qui ont été conçues selon les standards scientifiques pour tester des hypothèses réfutables formulées a priori. Les outils de mesure sont ceux classiquement utilisés par les chercheurs travaillant principalement en éthologie. Les références à ces expériences pourront être retrouvées dans les deux synthèses de l’ANSES et de l’INRA. Depuis plus d’une vingtaine d’années, les émotions tiennent une place prépondérante dans la définition du bien-être des animaux. Par exemple, Fraser et Duncan (1998) définissent le bien-être d’un animal comme le résultat de l’absence d’émotions négatives prolongées, telles que la peur, la douleur ou la frustration, et de la recherche d’émotions positives, telles que la joie ou le plaisir. Définir les animaux non humains comme des êtres sensibles, c’est effectivement accepter qu’ils puissent ressentir des émotions. Comme le souligne Duncan (2002), le bien-être d’un animal correspond à son expérience émotionnelle et non aux simples besoins primaires adaptatifs, ceux-ci n’étant qu’à la base de son expérience émotionnelle.

Néanmoins, comme en témoigne l’avis publié par l’Académie d’Agriculture de France, l’existence d’une communauté subjective entre l’homme et les autres animaux n’est pas toujours acceptée et l’utilisation à l’égard des animaux d’un vocabulaire habituellement employé pour désigner des états affectifs chez les humains inquiète étant donné le risque de raccourci anthropomorphique. Pendant longtemps, pour assurer une relative objectivité, l’éthologie s’est limitée à des approches réductionnistes dans lesquelles l’animal est généralement extrait de son monde sensoriel et affectif, et son comportement est défini comme un ensemble de réactions plus ou moins conditionnées. Ces approches consistaient à mesurer presqu’exclusivement l’intensité des réactions comportementales et physiologiques de l’animal pour estimer sa réactivité. Elle n’a jamais permis d’établir une relation claire entre une situation supposée engendrer une émotion, les réactions de l’animal et la nature de son expérience émotionnelle. Pour les mêmes raisons, l’évaluation du bien-être des animaux s’est longtemps limitée à la mesure d’indicateurs neuroendocriniens et/ou comportementaux de stress sans chercher à relier ces indicateurs à l’existence même d'états affectifs (Dawkins, 2001 ; Dantzer, 2002). Pourtant, les relations privilégiées avec les animaux, comme celles que les éleveurs développent avec leurs animaux, laissent entrevoir que l’animal ne fait pas que réagir à son environnement immédiat et que sa sensibilité ne se limite pas uniquement à des sensations physiologiques (i.e. la composante sensorielle de la sensibilité), mais qu’il est capable de percevoir, de ressentir et d’attribuer une valeur affective à son environnement (i.e. la composante émotionnelle de la sensibilité). Avec l’essor récent des neurosciences affectives et de la psychobiologie comparée, de nouvelles approches du comportement animal se sont développées pour explorer la composante émotionnelle de la sensibilité des animaux. Appliquées aux animaux de ferme, ces nouvelles approches ne visent qu’à faciliter le dialogue sur des bases scientifiques entre des parties prenantes qui défendent des intérêts trop souvent perçus comme étant divergents. Il est en effet indispensable d’associer des données objectives et chiffrées à des considérations éthiques ou philosophiques. Les récentes connaissances acquises scientifiquement sur la sensibilité des animaux concourent à définir le bien-être des animaux comme une composante à part entière de la durabilité des systèmes d’élevage. Elles devraient servir de socles pour développer des pratiques d’élevage en résonnance avec le double point de vue, celui des animaux et celui des hommes qui sont à leurs contacts, qui reprend le nouveau concept de « un seul bien-être » initié en 2016 par l’OIE . L’approfondissement de ce nouveau concept devrait contribuer à concilier les points de vue et garantir l’acceptabilité sociétale de l’élevage. Une émotion se définit généralement au travers d’une composante subjective qui est l’expérience émotionnelle proprement dite, et de deux composantes expressives, l’une motrice et l’autre physiologique (Dantzer, 1989). La composante subjective est généralement estimée chez l’homme à partir de ses rapports verbaux. Chez l’animal comme chez les humains non verbaux, l’accès à l’expérience émotionnelle reste délicat du fait de l’absence de langage verbal, elle est inférée généralement à partir de composantes motrices et physiologiques. Pour pallier cette limite, l’éthologie s’est récemment inspirée des sciences humaines, notamment de la psychologie cognitive avec la volonté de renouveler les paradigmes et de passer de la simple description des comportements de l’animal à une compréhension de ses propres états affectifs (Désiré et al., 2002 ; Mendl et Paul, 2004 ; Boissy et al., 2007). La psychologie cognitive s’intéresse à la façon dont l’individu traite l’information pour la catégoriser sous forme de représentations mentales, la mémoriser et la restituer. Le champ de la psychologie cognitive ne se limite pas au traitement de l’information, il s’est élargi aux affects en capitalisant sur la dimension cognitive des processus affectifs. La mise en évidence des liens entre émotions et cognition chez l’homme (Lazarus, 1993 : l’émotion dépend de la manière dont l’individu évalue l’événement) et le caractère pragmatique des approches mises en œuvre ont permis de développer un nouveau cadre conceptuel en éthologie pour faciliter l’exploration expérimentale de l'univers affectif des animaux. Comme pour l’Homme, la sensibilité émotionnelle de l’animal dépend de processus cognitifs que l’animal utilise pour évaluer son monde environnant. Depuis les travaux pionniers de Mason, le stress n’est plus considéré comme un simple concept physiologique mais comme un concept psychobiologique : c’est la manière dont l’animal se représente la situation, et non la situation en tant que telle, qui va déterminer les réactions de stress de ce dernier. Par exemple, les expériences de Mason (1971) sur des singes à jeun montrent que ce n’est pas tant l’absence de nourriture mais plutôt la perception d’une privation qui est à l’origine du stress : l’animal qui peut exprimer un comportement alimentaire avec des substituts qui n’ont aucune valeur nutritive, n’exprime pas de frustration contrairement à celui qui ne dispose pas de substitut alimentaire. Il est désormais admis que l’animal ne fait pas que réagir aux sollicitations extérieures mais qu’il est capable d’évaluer la situation dans son ensemble, et son comportement est alors le reflet de la façon dont il perçoit et évalue la situation à laquelle il est confronté. Les théories de l’évaluation développées en psychologie cognitive par Scherer (2001) offrent alors un cadre conceptuel transposable à l’animal puisqu’il y est fait abstraction de la communication verbale et que les processus cognitifs impliqués pour réaliser cette évaluation restent élémentaires. Plus intéressant, ce processus d’évaluation repose sur un nombre restreint de critères élémentaires, à savoir les caractéristiques intrinsèques de l’événement (soudaineté, nouveauté et caractère agréable/désagréable), la pertinence de l’événement par rapport aux intentions de l’individu, la capacité pour ce dernier à contrôler l’événement et à tenir compte de normes caractérisant le groupe social d’appartenance. La nature même de l’émotion ressentie est déterminée par la combinaison des critères signifiants d’évaluation (Sander et al., 2005). Plusieurs travaux réalisés chez les ovins montrent que ces critères élémentaires sont également pertinents pour les animaux non humains (Boissy et al., 2017). Par exemple, des agneaux réagissent différemment à la soudaineté et à la nouveauté : des profils de réponses comportementales et neurovégétatives spécifiques à chacun de ces deux critères ont pu être définis (Désiré et al., 2004). En combinant les critères de soudaineté et de nouveauté, nous avons montré l’existence d’un effet synergique sur les réponses émotionnelles observées sur les animaux : l’accélération cardiaque spécifique à la soudaineté est accentuée dans le cas où l’événement soudain est également nouveau (Désiré et al., 2006). Les animaux sont également capables de processus d’évaluation plus complexes. Les réactions émotionnelles à un événement soudain sont atténuées lorsque l’animal peut prévoir l’apparition du même événement soudain (Greiveldinger et al., 2007). Les animaux sont également capables de construire des attentes. Ils réagissent si la situation ne répond pas à leurs propres attentes. Après avoir été entraînées à effectuer une tâche donnée pour obtenir une quantité donnée d’aliment, des agnelles expriment des comportements associés à de la frustration si la quantité d’aliment reçue est subitement divisée par quatre (Greiveldinger et al., 2011). De même, l’impossibilité de contrôler l’accès à l’aliment quand celui-ci est distribué de manière intermittente et aléatoirement, accentue les réponses comportementales des animaux (Greiveldinger et al., 2009). Enfin, les agnelles sont capables de moduler leurs réactions en fonction du contexte social : les réactions à la soudaineté sont moins marquées lorsque l’animal est en présence d’un dominant que lorsque l’animal est testé seul. Au contraire elles sont exacerbées lorsqu’il est en présence d’un dominé (Greiveldinger et al., 2013). Des postures d’oreilles spécifiques à des expériences émotionnelles particulières ont pu être définies sur le même principe que l’évaluation des expressions faciales chez l’homme (Boissy et al., 2011). Des résultats similaires ont été décrits chez d'autres animaux de ferme, tels que les porcs et les cailles, et également chez les animaux de laboratoire. Ainsi, une agitation comportementale généralement associée à une émotion positive, est observée lorsque l’animal a la possibilité d’anticiper un événement agréable ; c’est le cas des rats lorsqu’ils sont avertis d’un transfert vers une cage enrichie (van der Harst et al., 2003) ou des poules qui reçoivent un signal annonçant la distribution de vers de farine (Moe et al., 2013). L'anticipation d’une récompense est couramment représentée comme étant la phase appétitive ou « désirante » des émotions positives (Mendl et al., 2010). Le résultat de l’évaluation a donc un impact sur la valence de la stimulation, c’est à dire sur sa qualité agréable ou désagréable, et sur l’intensité de l’expérience émotionnelle vécue par l’animal, rejetant ainsi l’idée d’un déclenchement automatique des émotions chez les animaux. Tous ces processus cognitifs qui se retrouvent chez les animaux supposent que ces derniers ont une représentation fonctionnelle de ce qui leur arrive et de ce que leur action non encore engagée peut entrainer : les animaux peuvent ainsi faire des anticipations en tenant compte de leur expérience passée. Les études sur l’élaboration d’attentes montrent clairement que la réponse des animaux dépend non seulement de la valeur intrinsèque d'une récompense ou d’une punition, mais aussi de leur propre expérience vis-à-vis de cette récompense ou punition. Les réponses émotionnelles des animaux ne sont donc pas réductibles à de simples réflexes. Elles impliquent de la part des animaux un traitement cognitif de l’information aussi rapide soit-il. Ainsi, les animaux non humains ne sont pas seulement aptes à produire des réactions émotionnelles mais ils ressentent aussi des états émotionnels sous-tendus par un processus cognitifs d’évaluation comparable à celui étudié chez les humains. L’adaptation dans le cadre de l’éthologie de l’approche développée à l’origine en psychologie humaine a donc été une piste innovante pour décrypter l’expérience émotionnelle chez les animaux. La prise en compte des capacités d’évaluation de l’animal, combinée à l’étude de ses réactions comportementales et physiologiques, permettent d’explorer la richesse de son répertoire émotionnel. Sur la base des combinaisons de critères d’évaluation qui ont été identifiées chez l’homme pour générer des émotions spécifiques, il est possible d’avancer que les animaux sont en mesure de ressentir diverses émotions telles que la peur, la rage, le désespoir, l’ennui, voire le dégoût, mais aussi la joie ou encore le plaisir (Veissier et al., 2009). Les travaux résumés ci-dessus montrent qu’il est désormais possible d’accéder aux états affectifs des animaux non-humains. C’est en partant des connaissances des processus émotionnels acquises chez les humains que cette analyse des données psychobiologiques relatives aux émotions chez d’autres espèces animales a pu été développée. L’étude des liens émotions-cognition représente une approche innovante qui permet de mieux décrypter les émotions des animaux et de comprendre la genèse des états affectifs de bien-être. Ainsi comme le rappelle la définition proposée par l’ANSES (2018), c’est bien la manière dont l’animal perçoit son environnement qui conditionne son bien-être ou au contraire son mal-être. Evoquer des états affectifs chez les animaux n'implique pas pour autant que ces états soient strictement identiques à ceux décrits chez les humains. Aussi est-il nécessaire de poursuivre l’exploration scientifique des liens émotions-cognition pour définir plus précisément la nature même des états affectifs des animaux avec lesquels nous sommes en contact et dont nous nous devons de mieux respecter en revisitant les conditions dans lesquelles nous les élevons et nous les abattons.

Ces quelques éléments qui donnent un aperçu de la connaissance scientifique actuelle, devraient je l’espère répondre à certains des questions que les auteurs de l’avis publié par l’Académie d’Agriculture de France formulent.

Veuillez agréer, Monsieur le Secrétaire perpétuel, l'expression de mes sentiments distingués.

Alain Boissy, PhD Directeur de recherche INRA Directeur du Centre National de Référence pour le Bien-Etre Animal

Réaction au "Points de vue d'Académiciens" intitulé : "Bien-être animal : attention aux malentendus ! https://www.academie-agriculture.fr/publications/publications-academie/points-de-vue/bien-etre-animal-attention-aux-malentendus