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Jean-Luc Guichet, Maître de conférences en philosophie habilité à diriger des recherches, Université de Picardie Jules Verne

23/10/2018

Monsieur le Secrétaire perpétuel, Mesdames et Messieurs les Académiciens,

L’avis du Groupe ANSES de travail BEA – à laquelle j’ai personnellement contribué - a suscité une réaction d’inquiétude de la part de nombre de membres de l’Académie d’Agriculture. Dans le souci d’y répondre, il me semble possible d’avancer quelques éléments qui, bien entendu, n’engagent aucunement ni l’ANSES ni même les autres membres du groupe.

Pour aller droit à ce m’apparaît être philosophiquement le coeur du propos des Académiciens, à savoir la différence entre les humains et les animaux, je dois dire que je comprends fort bien cette inquiétude et que même, d’une certaine manière, je la partage moi-même. Personnellement, je ne pense pas en effet que l’on puisse plonger l’ensemble des espèces vivantes dans une sorte d’équivalence généralisée. Il me semble au contraire que le travail central et précieux de la pensée est d’abord de différencier. Cependant, il faut relever que différencier ne signifie pas séparer et que cela n’empêche nullement les continuités. Que l’on puisse parler de différence entre l’homme et les autres espèces vivantes m’apparaît donc tout à fait clair, quand bien même cependant la nature et l’importance de cette différence elle-même sont fort loin d’être évidentes à fixer. Une grande partie de mes travaux personnels de recherche a d’ailleurs tourné autour de cette question depuis de nombreuses années.

En quoi cependant cette différence serait-elle remise en question voire menacée par l’avis du groupe bien-être animal de l’ANSES ?

L’argumentation du texte des académiciens pointe dans cet avis deux angles sous lesquels cette différence serait fondamentalement remise en cause : l’acceptation d’une « conscience animale », d’une part, et le vocabulaire anthropomorphique utilisé, d’autre part. Je me permets de passer sur l’idée d’une « conscience morale » chez les animaux qui est imputée au texte de la part des académiciens (dans leur 4e et dernière partie intitulée « Des interrogations pour l’avenir de l’élevage ») alors que cette expression n’y a jamais été employée. L’accès à des valeurs morales posées comme principes de la volonté et de l’action semblerait en effet pour le coup hautement anthropomorphique et manifester une incompréhension de la véritable idée de morale. Pour ce qui est d’abord de l’affirmation d’une « conscience animale », il ne s’agit pas d’aligner les autres espèces vivantes sur celle des humains mais seulement de faire état de manifestations témoignant d’un vécu subjectif, d’une expérience phénoménale et individualisée du monde, manifestations observables dans le comportement de nombreuses espèces animales. Cette expérience n’est pas pour autant identique à la conscience de soi humaine. Celle-ci met en oeuvre des capacités, sans commune mesure avec celles observées chez les animaux, de saisie réflexive de soi, de conceptualisation et d’abstraction, et de définition précisément de valeurs morales irréductibles à des déterminants biologiques. Cette dimension subjective est certes indémontrable en elle-même puisque, comme le soulignait déjà Descartes, nous ne pouvons « entrer » dans l’intériorité psychique d’un animal s’il en est une, comme c’est d’ailleurs, selon lui, également le cas pour les autres sujets humains avec lequel nous ne pouvons jamais communiquer que par des signes. L’expression de cette dimension de subjectivité s’est cependant révélée au fil des avancées de la recherche, en particulier en éthologie, en sciences cognitives et en sciences neuronales, de plus et plus manifeste et reconnue par la communauté scientifique. Il ne s’agit pas par là non plus de mettre en équivalence cette dimension d’expérience psychique chez toutes les espèces vivantes, ce qui serait encore revenir à une indifférenciation déjà dénoncée. Tirer argument de l’impossibilité d’une « preuve » et d’une mesure quantitative de cette dimension subjective qui, par essence, n’en est pas susceptible, afin de pouvoir au final tout bonnement la rejeter en sous-estimant ses diverses expressions ne semble donc pas intellectuellement suffisamment rigoureux.

En second lieu, l’incrimination d’anthropomorphisme à l’égard du vocabulaire utilisé apparaît comme un faux procès, sauf à retomber dans les circonlocutions des behavioristes qui s’interdisaient tout vocable évocateur d’une quelconque intériorité et qui s’astreignaient artificiellement à tout formuler en termes de comportements observables. En effet, nous ne disposons pas en la matière d’une autre terminologie – du moins si on la veut compréhensible par tous - que celle offerte par le langage courant. User du terme de conscience pour les espèces animales considérées ne prête pas à équivoque si, comme nous l’avons constamment fait, nous prenons en même temps la précaution de préciser que ce n’est pas pour autant une conscience du type de celle que nous éprouvons en nousmêmes, mais d’un autre type, hypothétique, qui resterait à déterminer de façon plus précise. Il en est de même pour les termes d’« attente », « motivation », « préférence » etc. qui ont également fait l’objet de prudentes définitions.

Faire état des avancées de la recherche scientifique dans le domaine et en tirer les conclusions les plus rigoureuses, tel a ainsi été le seul principe ayant réglé ce travail. L’argument d’intention qui soupçonnerait un positionnement caché en faveur d’options « animalistes » ou autres est donc sans fondement. L’esprit de l’avis en effet n’est pas de se positionner métaphysiquement pour ou contre la différence entre les humains et les animaux qui n’est pas du ressort du groupe d’experts. Il semble en revanche que ne pas prendre la pleine mesure de ces avancées s’avère à terme tout au fait contre-productif et que seule une intégration de ces nouvelles moissons scientifiques peut donner suffisamment force et crédit à la réflexion sur ces questions.

L’avenir des éleveurs invoqué par ailleurs est un objet de préoccupation légitime et partagé mais dont le souci conduit précisément à intégrer ces évolutions qui ne sont pas seulement scientifiques et théoriques mais également sociétales et qu’une véritable politique d’accompagnement des éleveurs ne peut sous-estimer.

Je me permets d’espérer que ces rapides et peut-être insuffisants éclaircissements auront pu contribuer à répondre à l’inquiétude des Académiciens et à dissiper ce qu’ils ont eux-mêmes dans leur texte qualifié de « malentendu ». Je me tiens par ailleurs à leur disposition pour, s’ils le souhaitent, prolonger cet échange.

Avec l’assurance de mes sentiments les plus respectueux,

Jean-Luc Guichet Maître de conférences en philosophie habilité à diriger des recherches Université de Picardie Jules Verne

Réaction au "Points de vue d'académiciens" intitulé : Bien-être animal : attention aux malentendus ! https://www.academie-agriculture.fr/publications/publications-academie/points-de-vue/bien-etre-animal-attention-aux-malentendus